Épidémie de béribéri chez des orpailleurs en Guyane entre septembre 2013 et juillet 2014

// Outbreak of beriberi in French Guiana among gold miners between September 2013 and July 2014

Florence Niemetzky1,2 (florenceniem@gmail.com), Mathieu Nacher1,3,4, Juliette Stroot1, Vincent Pommier de Santi5, Denis Blanchet1, Philippe Abboud1, Paul Brousse1, Basma Guarmit1, Muriel Ville1, Émilie Mosnier1,4
1 Centre hospitalier Andrée Rosemon, Cayenne, France
2 Université des Antilles, Pointe-à-Pitre, France
3 CIC Inserm 1414, Centre hospitalier de Cayenne, France
4 Université de Guyane, Cayenne, France
5 Centre d’épidémiologie et de santé publique des armées (Cespa), Marseille, France
Soumis le 19.05.2017 // Date of submission: 05.19.2017
Mots-clés : Béribéri | Carence en thiamine | Carence en vitamine B1 | Guyane | Orpaillage | Cardiomyopathie
Keywords: Beriberi | Thiamin deficiency | Vitamin B1 deficiency | French Guiana | Gold miners | Cardiomyopathy

Résumé

Introduction –

En septembre 2013, au Centre de santé de Maripasoula (Guyane française), plusieurs orpailleurs ont consulté pour des œdèmes des membres inférieurs (OMI) avec signes d’insuffisance cardiaque (IC). Les objectifs de l’étude étaient d’investiguer ce signal et d’en identifier l’origine.

Population et méthode –

L’étude était prospective (septembre 2013-juillet 2014), descriptive et monocentrique. Ont été inclus les orpailleurs présentant des OMI et/ou des signes d’IC et/ou des signes de polynévrite.

Résultats –

Durant l’étude, 42 personnes ont consulté avec une symptomatologie de cardiomyopathie. Le sexe-ratio H/F était de 7,4, l’âge médian de 36 ans (étendue 22-65). Les principaux symptômes retrouvés étaient : dyspnée 60% (n=25/42), œdèmes 79% (n=33/42), signes d’IC droite avec turgescence jugulaire dans 63% des cas (n=22/35) et/ou reflux hépato-jugulaire dans 42% des cas (n=13/31).

Le diagnostic retenu était le béribéri, avec la répartition suivante : 17 cas suspects (sur la base d’éléments cliniques), 15 probables (amélioration après supplémentation en thiamine), 10 confirmés biologiquement. Les formes cliniques étaient : humide 67% (n=28/42), mixte 31% (n=13/42) et shoshin béribéri 2% (n=1/42).

L’évolution a été marquée par une amélioration sous traitement dans 88% des cas (n=23/26), l’absence de guérison dans 8% (n=2/26) et un décès a été observé.

L’enquête alimentaire a mis en évidence un régime hypocalorique (en moyenne 1 106 Kcal/jour) avec carence d’apports vitaminiques.

Conclusion –

Cette investigation a confirmé la survenue d’une probable épidémie de béribéri chez des orpailleurs en Guyane. L’origine multifactorielle (activité intense, infections associées, précarité, régime à base de riz blanc décortiqué) pourrait être mieux étayée par un schéma d’étude étiologique de type cohorte ou cas-témoins. Toutefois, il reste à poursuivre et compléter la mise en place de mesures de prévention devant cette situation très préoccupante.

Abstract

Introduction –

In September 2013, in the Maripasoula Health Center (French Guiana), several gold miners consulted for edemas of the lower limbs with signs of heart failure. The aims of this study were to describe the epidemic and identify its origin.

Population and method –

The study was prospective, descriptive, monocentric, conducted from September 2013 to July 2014. The study included all the gold miners who consulted for edemas of the lower limbs or for signs of heart failure or for polyneuritis of the lower limbs.

Results –

During the study period, 42 people consulted for signs of idiopathic cardiomyopathy. Sex ratio was 7.4 men for one woman; the median age was 36 years [22-65 years]. The main symptoms were: dyspnoea 60% (n=25/42), edemas 79% (n=33/42), signs of right ventricular failure with increased jugular venous pressure 63% (n=22/35) and hepato-jugular reflux 42% (n=13/31).

The final diagnosis was beriberi distributed as follows: 17 suspected cases on the basis of symptoms, 15 probable (clinical improvement after thiamin supplementation), 10 biologically confirmed. The clinical evolution showed 88% of improvement, 8% of remaining signs and one death. The food inquiry pointed out a low-calorie diet (average 1,106 Kcal/day) with low vitamin intake.

Conclusion –

This study confirmed the occurrence of a probable beriberi outbreak among gold miners in French Guiana. We assume a multi-factorial origin (strenuous physical activity, co-infections, precariousness, white rice-based diet) that may be better evidenced by a more appropriate study design, as a cohort or a case-control scheme. Meanwhile, the prevention and control of this worrisome situation requires the implementation of appropriate countermeasures.

Introduction

La Guyane est un département français d’outre-mer situé en Amérique du Sud, dont les sous-sols aurifères attirent des milliers de travailleurs. Les orpailleurs viennent principalement des zones défavorisées des pays voisins, dont le Brésil, et vivent clandestinement en milieu forestier isolé, dans des conditions d’extrême précarité 1. Les problématiques sanitaires liées à l’orpaillage (pollution aux métaux lourds, déforestation, propagation de maladies transmissibles…) touchent autant les orpailleurs 2,3 que les populations autochtones, dont le mode de vie dépend de l’intégrité forestière et fluviale 4,5.

Le béribéri est dû à une carence en thiamine ou vitamine B1. Cette maladie est généralement observée lors d’une intoxication alcoolique chronique, mais aussi chez des populations précaires dépendant d’une filière d’alimentation pauvre en thiamine, par exemple des populations s’alimentant essentiellement avec du riz décortiqué 6,7 : la teneur en thiamine du riz est maximale dans les couches externes des grains, qui sont détruites lors de l’usinage du riz 7. Le béribéri se présente sous deux formes cliniques, une forme dite sèche, neurologique périphérique (polynévrite) ou centrale (syndrome de Wernicke-Korsakov), et une forme dite humide, cardiaque (insuffisance cardiaque à haut débit). Les formes humides peuvent évoluer vers une forme aiguë rapidement fatale, le shoshin béribéri, caractérisée par un choc cardiogénique avec acidose lactique 8,9.

Le diagnostic biologique du déficit en thiamine repose sur des examens coûteux, répondant à des règles d’acheminement contraignantes. La méthode de référence est le dosage de l’activité transcétolasique érythrocytaire 8,10,11.

Le béribéri a déjà été décrit en Amérique du Sud, dans des populations amérindiennes au Brésil 12. Un article paru en 2010 imputait le déclenchement d’épidémies de béribéri au Brésil à la mycotoxine citréoviridine, synthétisée par Penicillium citreonigrum, champignon colonisant le riz 13.

En Guyane, la carte sanitaire associe des centres hospitaliers littoraux et des Centres délocalisés de prévention et de soins (CDPS) isolés en forêt et sur les fleuves frontaliers. Le CDPS de Maripasoula se situe en amont du fleuve Maroni. En septembre 2013, plusieurs patients provenant des sites d’orpaillage illégaux avoisinants ont consulté au CDPS pour des signes cliniques d’insuffisance cardiaque mixte à prédominance droite (œdèmes des membres inférieurs (OMI), dyspnée, anasarque). Les capacités d’accueil du CDPS ont été vite dépassées.

Une investigation a été conduite afin de décrire cette épidémie et d’en identifier l’origine.

Matériel et méthode

Population de l’étude

L’étude prospective, menée de septembre 2013 à juillet 2014, était descriptive et monocentrique.

Les définitions de cas de béribéri utilisées étaient basées sur celles de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) 7 :

cas suspect : personne résidant dans un camp d’orpaillage et ayant présenté dans les six derniers mois des OMI ou des signes d’insuffisance cardiaque ou des signes neurologiques (neuropathie périphérique (troubles sensitifs et/ou moteurs, anomalie des réflexes ostéo-tendineux) et/ou syndrome de Wernicke) en l’absence de confirmation biologique, ou s’étant automédiqué par thiamine, en l’absence de tout autre diagnostic ;

cas probable : cas suspect + amélioration clinique objectivée après supplémentation en thiamine ;

cas confirmé : cas suspect + confirmation biologique (activité transcétolasique érythrocytaire inférieure à 124 UI/L (laboratoire de l’hôpital Beaujon, Paris) ou taux sanguin de thiamine inférieur à 66,5 nmol/L (laboratoire Cerba, Paris).

Déroulement de l’étude

L’étude a été mise en place avec un cahier de recueil standardisé. Les patients pouvaient consulter initialement dans un des CDPS (dépendant administrativement du centre hospitalier de Cayenne) ou dans le service des urgences du centre hospitalier de Cayenne. Les éléments étudiés étaient les habitudes alimentaires et toxiques, le type de travail, les co-infections, les interventions des autorités pour lutter contre l’orpaillage illégal sur le site d’où provenait le patient (opération interministérielle Harpie) et l’origine géographique des patients.

Le traitement étiologique consistait en l’administration de 500 à 1 000 mg de thiamine par jour par voie intraveineuse ou intramusculaire jusqu’à disparition des signes de gravité : signes de détresse respiratoire (tachypnée >30 cycles/min et/ou signes de lutte, tirage et/ou saturation capillaire en oxygène inférieure à 94% en air ambiant), signes de défaillance cardiaque avec tachycardie >120 bpm et/ou hypotension avec pression artérielle moyenne <65 mmHg et/ou anasarque clinique), avant relais per os. En l’absence de signes de gravité, les patients étaient traités en ambulatoire par 250 mg de thiamine per os journalier pendant au minimum un mois. L’amélioration clinique correspondait à une régression des symptômes dans les sept jours suivant la mise en place du traitement.

Examens paracliniques

Un bilan paraclinique exhaustif des diagnostics différentiels a été fait pour chaque cas lorsque les contraintes logistiques le permettaient.

Des infections parasitaires (maladie de Chagas, toxoplasmose, trichinellose, échinococcose, syphilis), virales (virus d’Epstein-Barr, cytomégalovirus, virus varicelle-zona, herpès, hépatite C), bactériennes (fièvre Q, leptospirose, légionellose, bartonellose, borréliose de Lyme, rickettsioses, cryptococcose, Chlamydiae, Mycoplasma pneumoniae) et fongiques (histoplasmose, aspergillose) étaient recherchées. D’autres causes auto-immunes ou carentielles (carence en sélénium) ont également été enquêtées.

Ont été recherchés, lorsque les conditions logistiques le permettaient, des signes échographiques (par échographie trans-thoracique (ETT)), biologiques (par dosage de N-terminal pro-brain natriuretic peptide (NT-proBNP)) et des signes à l’électrocardiogramme (ECG) d’une souffrance cardiaque évocatrice d’une myocardiopathie carentielle telle que l’on peut l’observer dans le béribéri. Les anomalies échographiques retenues comme pouvant être expliquées par un béribéri étaient : dilatation des cavités cardiaques droites, augmentation des pressions de remplissage, augmentation de la pression artérielle pulmonaire, épanchement péricardique, sans autre étiologie retrouvée (valvulopathies…). Les signes électrocardiographiques considérés comme compatibles avec le diagnostic de béribéri étaient : ondes T négatives dans plusieurs dérivations se suivant, QT allongé, PR court, axe droit, hypertrophie atriale et/ou ventriculaire droite, bloc de branche droit.

Enquête environnementale

Des échantillons de riz et de haricots rouges en provenance du site d’orpaillage illégal Eau Claire ont été mis en culture à la recherche d’une colonisation par Penicillium citreonigrum producteur de la toxine citréoviridine.

Analyses statistiques

Les analyses statistiques ont été réalisées avec les logiciels Microsoft office Excel® et Stata12.0®.

La comparaison des moyennes des NT-pro BNP avant et après traitement a été réalisée à l’aide d’un test de Student sur série appariée.

Aspects réglementaires

La base de données issue de cette investigation d’épidémie était composée de données anonymisées. Le numéro de déclaration à la Cnil était le N° 1939018.

Résultats

Description de l’épidémie

Entre septembre 2013 et juillet 2014, 42 patients ont été inclus dans l’étude (figure 1), se répartissant en 10 cas confirmés, 15 probables et 17 suspects.

La courbe épidémique, basée sur la date de première consultation pour des symptômes correspondants aux critères d’inclusion de l’étude, objectivait un premier pic d’incidence en octobre 2013 et un second entre décembre 2013 et janvier 2014.

Figure 1 : Courbe épidémique (date de la première consultation) des cas de béribéri chez des orpailleurs en situation irrégulière, Guyane française, septembre 2013-juillet 2014
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Population

L’âge médian des cas était de 36 ans [étendue 22-65 ans], le sex-ratio H/F de 7,4. Tous les patients étaient de nationalité brésilienne (tableau). Un seul patient était en situation régulière. Le site d’orpaillage illégal Eau Claire était le plus représenté ; 69% (n=29/42) des patients y avaient vécu et travaillé avant de venir consulter. La médiane du temps passé en forêt avant consultation était de 9 mois [2-360 mois], 50% des personnes y avaient passé entre 6 mois et 3 ans avant de venir consulter. Les patients occupaient des postes divers : puits de mine, lance à eau, pelleteuse, cuisine…

Tableau : Caractéristiques de la population lors de l’épidémie de béribéri chez des orpailleurs en situation irrégulière, Guyane française, septembre 2013-juillet 2014
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Enquête alimentaire et habitus

Le régime alimentaire de base comportait du riz blanc, des haricots rouges et, occasionnellement, du poulet. L’apport calorique journalier moyen des cas était estimé à 1 106 Kcal pour environ 0,44 à 0,5 mg de thiamine. Les modes de cuisson rapportés par les patients étaient en faveur d’une diminution de la teneur en thiamine des aliments (rinçages du riz, eau chlorée, viande cuite à la marmite de cuisson sous pression). Seules 2 personnes rapportaient consommer de l’alcool tous les jours et aucune ne rapportait la consommation de drogue. Les patients cumulaient des facteurs de surconsommation physiologique de thiamine (efforts physiques intenses, fièvres fréquentes…).

Antécédents médicaux

L’antécédent médical principal était le paludisme (82%, n=24/29) ; 39% (n=11/28) des patients interrogés rapportaient avoir pris un traitement antipalustre par automédication dans les trois mois précédant la consultation.

Données cliniques (figure 2)

Le principal motif de consultation était l’apparition d’œdèmes (81%, n=34/42), dont 82% au niveau des membres inférieurs (n=28/34). Le délai médian d’évolution des symptômes avant consultation était de 9 jours [7-12,5 jours].

Les principaux symptômes retrouvés à l’examen clinique étaient : une dyspnée dans 60% des cas, (n=25/42), des œdèmes dans 79% (n=33/42), des signes d’IC droite avec turgescence jugulaire dans 63% des cas (n=22/35) et/ou un reflux hépato-jugulaire dans 42% des cas (n=13/31).

Les formes cliniques de béribéri suspecté étaient : humide 67% (n=28/42), mixte 31% (n=13/42) et shoshin béribéri 2% (n=1/42).

Figure 2 : Caractéristiques cliniques de l’épidémie de béribéri chez des orpailleurs en situation irrégulière, Guyane française, septembre 2013-juillet 2014 (N=42)
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Données paracliniques

Sur les 13 ETT réalisées (chez 5 cas confirmés, 4 cas probables et 4 cas suspects), 7 montraient des anomalies en rapport avec le béribéri (chez 1 cas confirmé, 2 probables et 4 suspects), 3 étaient normales (chez 1 cas confirmé et 2 cas probables), 2 non contributives (chez 2 cas confirmés) et 1 montrait d’autres anomalies associées (chez 1 cas confirmé). Après traitement, 4 ETT de contrôle ont pu être réalisées (chez 3 cas suspects et 1 probable). Parmi celles-ci, 3 s’étaient améliorées (chez 2 cas suspects et un probable).

La moitié des ECG réalisés (N=21/41) montraient des anomalies compatibles avec le diagnostic de béribéri, 38% étaient normaux, 9% étaient non contributifs ; 1 seul patient n’avait pas eu d’ECG. Après traitement, 69% des ECG contrôlés présentaient une amélioration.

Données biologiques

Le dosage de thiamine, réalisé chez 14 patients (10 cas confirmés, 3 probables et 1 suspect), montrait une carence avérée dans 10 cas (71%). Sur les 13 taux sériques de vitamine B1 mesurés (chez un des patients la carence a été objectivée par dosage de l’activité transcétolasique érythrocytaire sans taux sérique), la médiane était de 61,4 nmol/L [IQ: 52-70,5]. D’autres carences étaient retrouvées : en folates (n=14/21 dosages), en vitamine B12 (n=2/20) et en sélénium (n=2/8).

La différence des moyennes des NT-proBNP avant (8 330 ng/L) et après traitement (3 827 ng/L) était significative (p=0,043).

Infections associées

Parmi les patients prélevés, 36% (n=12/33) ont eu un diagnostic biologique de paludisme, 70% (n=7/10) d’une parasitose digestive (6 ankylostomoses et 2 amibiases du tube digestif) et 12% (n=5/42) d’une leishmaniose cutanée. Ont été diagnostiqués fortuitement : une infection à VIH (n=1/34), une lèpre (analyse anatomopathologique de biopsie cutanée) et une hépatite B chronique (n=1/22).

Diagnostics différentiels recherchés et éliminés

Un bilan exhaustif à été réalisé chez 16 patients (5 cas confirmés, 6 probables et 5 suspects). Il a été retrouvé 2 carences en sélénium chez 1 cas confirmé de béribéri et chez 1 cas suspect. Les autres patients ont bénéficié d’un bilan partiel et, pour certains, d’un suivi n’objectivant pas de diagnostic différentiel.

Les examens immunologiques réalisés chez 5 cas confirmés, 5 probables et 5 suspects n’ont pas révélé de cardiomyopathie d’origine auto-immune.

Évolution

La majorité des patients a guéri après traitement (71,5%, n=30/42), 8 ont été perdus de vue et 1 patient est décédé d’un shoshin béribéri avant vitaminothérapie ; 2 patients ont rechuté, dont 1 qui présentait un déficit en sélénium associé, et 1 patient a ensuite été suivi pour une découverte probable de bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO). Pour les patients suivis, la durée médiane d’amélioration des symptômes était de 3 jours [min. 3 heures, max. 9 jours] à partir de la mise sous vitaminothérapie.

Sur les 42 patients inclus dans l’étude, 16 ont bénéficié d’une évacuation sanitaire héliportée vers le centre hospitalier de Cayenne, en raison de signes cliniques de gravité.

Enquête environnementale

Penicillium citreonigrum n’a pas été retrouvé lors de la mise en culture des échantillons de riz et haricots rouges en provenance du site d’Eau Claire.

Discussion – conclusion

Devant le contexte de précarité et de vulnérabilité socioéconomique, la présentation clinique, les données paracliniques, la bonne réponse thérapeutique à la supplémentation en thiamine et la proportion de carences en vitamine B1 prouvées biologiquement, cette épidémie d’insuffisance cardiaque a été imputée au béribéri.

Nos résultats présentent certaines limites. Lorsque la donnée n’a pas pu être recueillie, notamment du fait de situations d’urgence, de la barrière de la langue ou d’impossibilité logistique, les résultats n’ont pas été calculés sur le total de patients inclus (42). La place de l’alcoolisation chronique, associée à une consommation subaiguë pouvant contribuer aux signes cliniques et paracliniques observés dans cette population, a pu être sous-évaluée par le mode de recueil des informations, déclaratives. Le dosage de thiamine est très délicat (protection de la lumière, centrifugation, chaîne du froid) et les conditions de prélèvement et d’acheminement des tubes étant compliquées entre Maripasoula et Cayenne, puis vers Paris, il est possible que certaines analyses aient été faussées. Par ailleurs, ayant entendu parler des manifestations et du traitement de la pathologie, certains patients ont également commencé à prendre des suppléments vitaminiques avant de venir consulter, et d’autres ont possiblement été supplémentés avant le prélèvement : tout ceci a pu contribuer à normaliser les dosages chez des personnes pourtant initialement carencées.

Ces déficits en thiamine étaient probablement multifactoriels. La déforestation et le braconnage (raréfaction des gibiers et poissons), la diminution des ressources financières (or) ainsi que la multiplication des opérations de lutte contre l’orpaillage illégal (destruction des réserves) ont pu contribuer à la diminution des rations alimentaires. Dans de telles conditions de travail, avec des efforts physiques importants, une consommation de 3 500 Kcal et 1,6 à 2 mg de thiamine par jour est recommandée 7. L’investigation montrait au final l’accumulation de carences nutritionnelles, tant qualitatives que quantitatives, d’une possible malabsorption due au parasitisme intestinal et d’une surconsommation physiologique de thiamine liée aux efforts intenses et aux infections.

Les orpailleurs clandestins constituent une population précaire, avec un faible niveau d’accès aux soins et dépendant d’une filière d’alimentation unique (approvisionnement via un réseau clandestin forestier). Ces caractéristiques sociales se retrouvent dans d’autres populations touchées par le béribéri dans la littérature 6,7.

Nous faisons ici des hypothèses sur l’étiologie de cette épidémie. Une étude étiologique serait utile pour mieux étayer les facteurs de risque.

L’ampleur de l’épidémie est probablement sous-estimée, la recherche active des cas dans ce contexte étant très compliquée et le recours aux soins non systématique. Ainsi, dans l’enquête sur le paludisme menée par le Service de santé des armées en 2014 sur le site d’Eau Claire, seuls 13% des patients fébriles consultaient, dont 43% au CDPS de Maripasoula 14.

La dernière épidémie connue de béribéri en Guyane remonte à 1919, à la sombre époque du bagne, chez les travailleurs de force de Saint-Laurent du Maroni 15,16. Le taux de parasitisme intestinal retrouvé dans la population de notre étude (ankylostomoses) est superposable à celui des bagnards de 1919. Un siècle plus tard, la Guyane est un département français et la population actuelle d’orpailleurs clandestins présente des pathologies similaires à celles de la population carcérale du bagne.

Depuis notre enquête, de nouveaux cas de béribéri ont été rapportés. Au total, de septembre 2013 à août 2017, 80 cas de béribéri suspectés ont été signalés chez des orpailleurs de cette zone, ce qui en fait toujours un problème sanitaire non contrôlé.

Des mesures de prévention locales ponctuelles ont été mises en place au CDPS de Maripasoula. Des campagnes de prévention ciblée sont nécessaires. Une supplémentation systématique en thiamine pourrait être mise en place pour une population cible en Guyane (femmes enceintes, personnes résidant sur les sites d’orpaillage). Le béribéri est une pathologie grave potentiellement mortelle dont le traitement est simple et peu coûteux.

Remerciements

À l’équipe du Centre délocalisé de prévention et de soins (CDPS) de Maripasoula et à la coordination. Merci aux équipes des urgences/Samu/Smur du Centre hospitalier de Cayenne. Merci à Mme Christelle Prince.

Références

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Citer cet article

Niemetzky F, Nacher M, Stroot J, Pommier de Santi V, Blanchet D, Abboud P, et al. Épidémie de béribéri chez des orpailleurs en Guyane entre septembre 2013 et juillet 2014. Bull Epidémiol Hebd. 2018;(1):10-6. http://invs.santepublique​france.fr/beh/2018/1/2018_1_2.html