Exposition des salariés à de multiples nuisances cancérogènes en 2010

// Occupational exposure of salaried workers to multiple carcinogenic agents in 2010 in France

Nadine Fréry1 (nadine.frery@santepubliquefrance.fr), Frédéric Moisan1, Yannick Schwaab1, Robert Garnier2
1 Santé publique France, Saint-Maurice, France
2 Centre antipoison (CAP) de Paris, Assistance publique-Hôpitaux de Paris et Université Denis-Diderot, Paris, France
Soumis le 10.03.2017 // Date of submission: 03.10.2017
Mots-clés : Salariés | Multi-exposition | Agents cancérogènes | Agents chimiques | Rayonnements ionisants | Travail de nuit
Keywords: Salaried workers | Multiple exposure | Carcinogenic agents | Chemicals | Ionizing radiations | Night work

Résumé

Introduction –

Les facteurs professionnels susceptibles d’augmenter les risques de cancer sont généralement étudiés séparément les uns des autres, alors que les expositions aux agents cancérogènes sont souvent multiples. L’objectif de ce travail était de fournir des indicateurs d’exposition des salariés à un ensemble de cancérogènes, chimiques ou non, et d’identifier des groupes de salariés particulièrement exposés à des fins de prévention.

Méthode –

Une nouvelle exploitation des données de l’enquête Sumer 2009-2010 sur l’exposition des salariés en France (échantillon de 48 000 salariés) a été réalisée. La production d’indicateurs du pourcentage de salariés exposés ou multi-exposés à des cancérogènes repose sur une sélection de 24 agents chimiques (les plus courants), des rayonnements ionisants et du travail de nuit chez les femmes (≥45 nuits/an).

Résultats –

En France, en 2009-2010, 12,0% des salariés – environ 2,6 millions, 2 millions d’hommes (17%) et 600 000 femmes (5,9%) – ont été exposés à leur poste de travail à au moins une nuisance cancérogène (chimique ou non), et environ 757 000 salariés présentaient une exposition à au moins deux cancérogènes (5,7% chez les hommes et 0,9% chez les femmes). Chez les hommes, les nuisances les plus fréquentes étaient les émissions de moteurs diesel, les huiles minérales entières, les poussières de bois et la silice cristalline ; chez les femmes, les plus fréquentes étaient le travail de nuit, l’exposition aux rayonnements ionisants, puis au formaldéhyde et aux médicaments cytostatiques. Les salariés concernés étaient principalement des hommes ouvriers du bâtiment et des travaux publics, de la maintenance, du travail des métaux, des transports et de la réparation automobile, ainsi que des femmes des professions de santé (infirmières, sages-femmes et aides-soignantes), des coiffeuses, esthéticiennes et du personnel des industries de process.

Discussion – conclusion –

Cette étude montre une exposition et une multi-exposition assez fréquentes des salariés à des nuisances cancérogènes en France, particulièrement chez les hommes, et indique certains secteurs et familles professionnels prioritaires pour une prévention ciblée des risques cancérogènes.

Abstract

Introduction –

Occupational exposures to carcinogenic hazards are generally studied separately from one another, although salaried workers are simultaneously exposed to several carcinogenic hazards. The aim of this study was to produce indicators of occupational exposure of salaried workers to multiple carcinogenic agents, and to identify groups of salaried workers with the highest frequency of exposure, to facilitate preventive measures.

Methods –

The French National Public Health Agency (Santé publique France) performed new analyses of the data from the SUMER 2009-2010 survey on exposure of salaried workers in France (sample of 48,000 individuals). Percentage of salaried workers exposed to a single or multiple carcinogens were computed based on a selection of 24 hazardous chemical carcinogens (the most used), ionizing radiation, and night work for women (45 nights/year).

Results –

In France in 2009-2010, 12.0% of salaried workers (nearly 2.6 million, 2 million men (17%) and 600,000 women (5.9%)) were exposed to at least one carcinogenic hazard (chemical or not) and about 757,000 ones had at least a double exposure (5.7% for men and 0.9% for women). The most frequent carcinogenic hazards reported for men were diesel engine emissions, straight mineral oils, wood dust and crystalline silica, and, for women, night work, ionizing radiation, formaldehyde and cytostatics. The exposed occupations were very specific; the exposed men were mainly construction workers, skilled maintenance, transport and metal workers. Exposed women mainly worked in the health sector (nurses, midwives, nurses’ aides) or in process industries, or were hairdressers and beauticians.

Discussion-Conclusion –

This study shows that workers’ single or multiple exposures to carcinogenic agents remain relatively frequent in France, especially among men, and particularly in some sectors and occupational groups that need targeted prevention of carcinogenic risks.

Introduction

Le cancer est la première cause de mortalité en France, devant les pathologies cardiovasculaires ; sa prévention constitue une priorité de la santé au travail. Les facteurs professionnels susceptibles d'augmenter les risques de cancer sont souvent étudiés séparément les uns des autres, alors que les expositions aux agents cancérogènes sont souvent multiples. En milieu professionnel, le travailleur peut être confronté simultanément à de nombreux agents chimiques, physiques et/ou biologiques, ainsi qu’à des contraintes organisationnelles et psychosociales. La multiplicité et la concomitance des expositions peuvent favoriser la survenue de pathologies et accentuer la pénibilité au travail, comme l’a montré l’enquête Santé et itinéraire professionnel réalisée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) (SIP 2006-2010 1). La co-exposition à plusieurs substances cancérogènes représente une difficulté quand on étudie la relation entre une exposition particulière et ses effets sur la santé, mais sa prise en compte est nécessaire quand on souhaite une approche plus globale et au plus près de la réalité de l’exposition. De faibles expositions associées à des risques faibles pour la santé, quand elles sont considérées séparément, sont potentiellement problématiques quand elles sont concomitantes, du fait d’interactions a minima additives.

Une meilleure connaissance de la multi-exposition s’inscrit dans le cadre des politiques publiques actuelles menées aux niveaux européen et français (Plan santé-travail 2, loi sur la pénibilité, Plan cancer, Initiative européenne de biosurveillance HBM4EU, etc.).

Le projet Multi-Expo de Santé publique France répond à cette préoccupation, par l’étude de la multi-exposition professionnelle à des nuisances et/ou contraintes professionnelles susceptibles de produire un même effet sanitaire. Le travail présenté ici porte en particulier sur l’exposition aux nuisances cancérogènes. Il a pour buts d’estimer le pourcentage de salariés exposés à de multiples cancérogènes et d’identifier des groupes à risque au sein de la population française salariée en 2010, afin de faciliter la priorisation des actions de prévention.

Méthode

L’enquête Sumer 2009-2010

L’exposition multiple aux agents cancérogènes de la population salariée française a été estimée à partir des données de l’enquête Surveillance médicale des salariés aux risques professionnels (Sumer) 3. Elle a été conduite en 2009-2010 auprès d’un échantillon de 47 983 salariés, suivis par la médecine du travail de divers régimes de la Sécurité sociale, représentatif de près de 90% de l’ensemble des salariés 4.

Cette enquête, menée par le ministère chargé du Travail (Direction générale du travail, Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), Inspection médicale du travail) permet de disposer d’informations générales sur l’exposition, en France, des salariés aux agents chimiques, biologiques et physiques et aux contraintes organisationnelles et psychosociales. Un questionnaire 5, rempli par le médecin du travail lors d’un entretien en face à face avec le salarié, a été utilisé. Il recense 89 agents chimiques (produits les plus usités, les plus dangereux pour la santé, dont les produits cancérogènes) susceptibles d’être présents au poste de travail du salarié ou dans son environnement immédiat pendant la dernière semaine travaillée. Il documente également les nuisances physiques (dont l’exposition à des rayonnements ionisants), les contraintes organisationnelles (dont le travail de nuit) et les risques psychosociaux.

Caractéristiques de la population d’étude

La population d’étude est représentative de 21,6 millions de salariés de la population française, dont 54,7% d’hommes et 45,3% de femmes. Elle comportait principalement (98%) des personnes âgées de 19 à 61 ans en 2009, avec un âge moyen de 40,4 ans ; les trois quarts avaient moins de 50 ans, 10,6% étaient des séniors (≥55 ans). Elle comprenait 28,1% de femmes en âge de procréer (<45 ans). La majorité des salariés avaient un emploi stable (88% de CDI, de fonctionnaires et d’agents d’entreprises publiques), 8% d’entre eux étaient en contrat à durée déterminée (CDD) et 4% en intérim, en apprentissage, en formation ou en stage.

Sélection des cancérogènes

Trois types de cancérogènes ont été sélectionnés : i) 24 agents chimiques cancérogènes avérés ou probables – classés dans les groupes 1 ou 2A par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) 6 et/ou en catégorie 1A ou 1B dans le règlement européen CLP – Classification, étiquetage et emballage des produits chimiques 7 (tableau 1), ii) les rayonnements ionisants (classés par le Circ dans le groupe 1 des cancérogènes avérés pour l’Homme) et iii) le travail de nuit chez les femmes associé à un excès de risque de cancer du sein (pas chez les hommes) ; ce dernier est classé dans le groupe 2A des cancérogènes probables par le Circ. Suite aux recommandations de ce dernier 8 et de la Dares 9, le travail de nuit étudié est celui des femmes travaillant de 0 à 5 heures du matin et au moins 45 nuits par an. Les agents chimiques cancérogènes sont présentés dans le tableau 1.

Tableau 1 : Agents chimiques cancérogènes retenus dans le projet Multi-Expo, France
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Construction des indicateurs

Le pourcentage de salariés exposés à un ensemble particulier de nuisances a été obtenu par le cumul d’indices binaires d’exposition, définis pour chaque nuisance cancérogène professionnelle au poste de travail (présente/absente) déclarée par le médecin du travail lors d’un entretien individuel avec le salarié. L’exposition considérée est celle rapportée au cours de la dernière semaine travaillée. Les indicateurs produits n’intègrent pas l’usage des protections collectives et/ou individuelles, mais celui-ci a été étudié lors des situations d’exposition à un cancérogène chimique, lesquelles peuvent être multiples pour un même salarié. Chaque indicateur a été calculé dans l’ensemble de la population et par sexe. Il est décrit en fonction de divers critères : classes d’âge, catégories socioprofessionnelles, secteurs d’activité détaillés (37 classes, Nomenclature d’activités française, NAF 2008 révision 2) et familles professionnelles (61 classes, Nomenclature des familles professionnelles, FAP 2009) définis par la Dares. Tous les indicateurs ont été calculés en utilisant les poids de pondération prenant en compte le plan de sondage et les redressements, ce qui permet d’appliquer les résultats de l’étude à l’ensemble de la population française salariée 3. Les analyses ont été réalisées à l’aide des logiciels SAS® 9.2 Enterprise Guide® 4.3 et R version 3.1.0.

Résultats

Quantification de l’exposition globale des salariés aux cancérogènes

En France en 2010, 12,0% des salariés (près de 2,6 millions, 2 millions d’hommes et 600 000 femmes) (tableau 2) ont été exposés à au moins une nuisance cancérogène tous types confondus (cancérogènes chimiques, rayonnements ionisants ou travail de nuit pour les femmes) ; parmi eux, 757 000 (soit 30% des exposés) avaient au moins une double exposition. L’exposition aux cancérogènes chimiques concernait 2,2 millions de salariés (1,9 million d’hommes et 272 000 femmes), celle aux rayonnements ionisants 259 000 (136 000 hommes et 123 000 femmes) et 236 500 femmes salariées travaillaient au moins 45 nuits par an.

Tableau 2 : Pourcentages et effectifs des salariés exposés à des cancérogènes pour tous types de cancer, projet Multi-Expo, France, 2010
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Parmi les salariés exposés, 78% étaient des hommes, 15% des femmes en âge de procréer (<45 ans) et 7% des séniors. Les trois quarts des hommes exposés étaient des ouvriers (53% d’ouvriers qualifiés et 21% d’ouvriers non qualifiés et agricoles), alors que les femmes exposées occupaient surtout des professions d’employées de services (38%) ou intermédiaires (33%).

L’absence d’une protection collective (aspiration à la source, vase clos, autre) ou une protection collective inappropriée (simple ventilation) était indiquée par les médecins du travail respectivement dans 35% et 19% des 3 336 500 situations d’exposition à des cancérogènes chimiques. La mise à disposition d’une protection individuelle était signalée dans 43% des cas d’exposition pour une protection cutanée et dans 31% et 26% pour des protections respiratoires et oculaires respectivement. Dans moins de 45% des cas, les médecins du travail ont jugé que la prévention des salariés exposés aux agents chimiques (en général, pas seulement cancérogènes) était satisfaisante.

Exposition masculine à au moins un cancérogène : BTP, maintenance, réparation, métaux, transport

Comme le montre la figure, les hommes exposés à au moins un cancérogène (chimique ou non) appartenaient principalement à trois secteurs d’activité : la construction, le commerce et la réparation d’automobiles et de motocycles, le transport et l’entreposage. Cependant, les proportions les plus élevées de salariés exposés au sein d’un secteur étaient observées dans la métallurgie et la fabrication de produits métalliques (près de 40% des salariés), puis dans i) la construction (35,5%) et ii) les industries manufacturières, de réparation et d’installation (32,6%).

Figure : Répartition par secteur d’activité des salariés exposés à au moins un cancérogène (chimique ou non). Projet Multi-Expo, France, 2010
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Quelques familles professionnelles étaient particulièrement concernées, à la fois en effectifs et en proportions de salariés exposés. Ainsi, les proportions les plus élevées de salariés exposés à des agents cancérogènes ont été observées chez les ouvriers qualifiés de la réparation automobile (79,2%), suivies : i) des ouvriers du BTP (gros œuvre et second œuvre), ii) des ouvriers non qualifiés de la métallurgie, de la mécanique, du bois, iii) des ouvriers qualifiés travaillant par formage de métal et du travail du bois et iv) des ouvriers qualifiés de la maintenance. Dans ces quatre dernières familles professionnelles, les proportions de personnes exposées étaient d’environ 40%.

Nuisances les plus fréquentes et multi-exposition chez les hommes

Les hommes étaient essentiellement exposés à des cancérogènes d’origine chimique (94,5%). Seuls 6,8% l’étaient aux rayonnements ionisants et 1,3% étaient co-exposés à ces deux nuisances. Comme attendu, les nuisances les plus fréquentes variaient d’un domaine ou d’une famille professionnelle à l’autre.

Ainsi, on dénombrait environ 312 200 exposés parmi les ouvriers du gros œuvre du BTP, dont 36,5% et 17,4% avec respectivement au moins une double et une triple exposition (2 et 3 cancérogènes différents). Les principaux agents impliqués étaient : la silice, les émissions de moteurs diesel, les poussières de bois, les huiles minérales entières et les fumées de goudron et de bitume. Chez les 158 000 ouvriers exposés du second œuvre du BTP, les principaux agents cancérogènes étaient les poussières de bois et la silice.

Parmi les ouvriers qualifiés de la réparation automobile, 174 000 étaient exposés ; 58% et 20% d’entre eux avaient respectivement au moins une double et une triple exposition. Les agents les plus souvent en cause étaient : les émissions de moteurs diesel (près de 70% de l’ensemble de ces ouvriers), les huiles minérales entières (43%), les fibres céramiques réfractaires (utilisées en particulier en remplacement de l’amiante), les hydrocarbures aromatiques halogénés et/ou nitrés et l’amiante.

Environ 250 500 personnels de la maintenance étaient exposés (137 000 ouvriers qualifiés et 113 500 techniciens et agents de maîtrise), essentiellement à des cancérogènes chimiques (96% et 87% respectivement chez les ouvriers et les techniciens exposés). Près de la moitié avait au moins une double exposition et 20% une triple. L’exposition aux rayonnements ionisants était plus fréquente chez les techniciens et les agents de maîtrise (18,5% versus 5% chez les ouvriers). Les quatre nuisances chimiques les plus fréquentes étaient identiques à celles citées pour la réparation automobile.

Chez les 120 000 ouvriers non qualifiés exposés de la métallurgie, de la mécanique, du bois, les principaux agents cancérogènes étaient les émissions de moteurs diesel, les huiles minérales entières, les poussières de bois, les fibres céramiques réfractaires et les fumées de fonderie. Près de 39% et 11% d’entre eux avaient respectivement au moins une double et triple exposition.

Exposition féminine à au moins un cancérogène : santé, coiffure, industrie de process, recherche

Environ la moitié des femmes exposées à des cancérogènes travaillaient dans les secteurs de la santé et des services (figure), mais le secteur le plus exposant était celui de la recherche et du développement scientifique (un quart des salariées étaient exposées). Les professions concernées étaient principalement les infirmières et sages-femmes, les aides-soignantes et les autres professions paramédicales, les coiffeuses et esthéticiennes et les employées des industries de process.

Nuisances les plus fréquentes et multi-exposition chez les femmes

L’exposition aux cancérogènes était de nature plus variée chez les femmes que chez les hommes : 47% étaient exposées à des agents chimiques, 21% à des rayonnements ionisants et 41% au travail de nuit ; les co-expositions étaient rares (agents chimiques et rayonnements ionisants : 4,9% ; agents chimiques et travail de nuit : 2,5%).

Les infirmières et sages-femmes étaient les plus fréquemment exposées à au moins une nuisance cancérogène tous types confondus (près de 30% d’entre elles, soit un effectif de 104 300). L’exposition était le plus souvent due au travail de nuit (44% des exposées, soit 46 000) puis, de façon équivalente, à un cancérogène chimique (36%) ou aux rayonnements ionisants (36%). Dans cette catégorie professionnelle, les doubles expositions étaient peu fréquentes (16%). Les agents chimiques les plus souvent en cause étaient les médicaments cytostatiques.

Parmi les 86 000 aides-soignantes exposées à un cancérogène (17%), les mêmes tendances étaient constatées : le plus souvent une seule nuisance, le travail de nuit en premier lieu (55% des exposées), puis les rayonnements ionisants (41%) ou un cancérogène chimique (19%) ; 11 300 des salariées de ce groupe étaient exposées à deux cancérogènes (13%).

Dans les autres professions paramédicales, l’exposition aux cancérogènes concernait 44 000 femmes (19%) ; les nuisances impliquées étaient principalement les rayonnements ionisants (49%) et les agents chimiques (48% ; formaldéhyde, silice, chrome, cobalt, nickel) ; seulement 11% travaillaient la nuit. Environ 20% avaient au moins une double exposition.

Les coiffeuses et esthéticiennes étaient les salariées les plus fréquemment exposées à un cancérogène chimique (23%, soit 32 000 exposées, parmi lesquelles 30% avaient une double exposition) ; les agents concernés étaient principalement des amines aromatiques, le formaldéhyde et des hydrocarbures aromatiques halogénés.

Parmi le personnel des industries de process (35 000 exposées), l’exposition des techniciennes et agents de maîtrise à un agent cancérogène était principalement d’origine chimique (80%), due en particulier aux hydrocarbures aromatiques halogénés, au formaldéhyde et aux amines aromatiques. La multi-exposition concernait 40% des techniciennes exposées. L’exposition des ouvrières non qualifiées résultait principalement du travail de nuit (76%).

Par ailleurs, on notait une exposition peu fréquente des agents d’entretien (4,2% d’entre elles), mais compte tenu de leur effectif important, le nombre d’exposées à un cancérogène représentait environ 37 300 personnes. Cette exposition était principalement due à des cancérogènes chimiques (54%) et au travail de nuit (45%).

Discussion

Cette étude s'est intéressée à plusieurs facteurs cancérogènes professionnels importants : les agents chimiques, les rayonnements ionisants et le travail de nuit chez les femmes. Elle montre que l’exposition et la multi-exposition des salariés à ces nuisances cancérogènes (chimiques ou non) étaient relativement fréquentes en France en 2010.

En Europe, plusieurs systèmes existent pour recueillir l’exposition aux cancérogènes des travailleurs 10 : registres nationaux sur l’exposition à certains cancérogènes, données de métrologie utilisées pour la construction de matrices emplois-exposition, systèmes d’information estimant l’exposition en milieu professionnel. Cependant, ces dispositifs n’abordent l’exposition aux cancérogènes que de façon séparée, sur un cancérogène particulier ou sur un ensemble d’une même famille chimique, et non sur les cancérogènes pris globalement, si bien que la multi-exposition reste encore peu étudiée. L’originalité du projet Multi-Expo est de quantifier l’exposition des travailleurs à un ensemble de cancérogènes.

Pertinence d’étudier la multi-exposition à des agents cancérogènes

Les risques cancérogènes sont une priorité en santé au travail du fait de la gravité des pathologies induites et parce que la plupart des agents cancérogènes agissent sans seuil d’effet, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’exposition, même faible, sans risque. L’identification des situations professionnelles de multi-expositions a pour corollaire la question des risques générés ; ceux-ci peuvent être préoccupants, même quand les expositions à chacune des nuisances sont faibles, du fait des interactions qui peuvent être plus qu’additives au niveau d’un même organe (exemple : appareil respiratoire) ou sur des organes différents. Par ailleurs, en France, il y a une sous-reconnaissance des cancers en maladie professionnelle 11 du fait, notamment, de la traçabilité souvent médiocre des expositions, du délai, toujours long, entre le début de l’exposition et la survenue de la maladie (fréquemment après la cessation d’activité) et de la difficulté d’établir le lien entre l’exposition et la maladie qui en découle. Il est donc primordial d’identifier les groupes de salariés particulièrement exposés afin de mettre en place et/ou renforcer des actions de prévention des expositions professionnelles.

Limites d’interprétation

Les effectifs de salariés exposés sont à apprécier en fonction de la représentativité de la population sélectionnée, de la période d’investigation et des risques de sous-estimation et de surestimation des expositions à des cancérogènes. L’enquête Sumer 2010 couvre presque tous les secteurs, publics comme privés (90% des salariés), mais elle ne porte que sur les salariés, excluant ainsi les professions libérales et les travailleurs indépendants, qui représentent un emploi sur dix en France.

Risque de sous-estimation

Dans l’enquête Sumer, l’exposition du salarié recueillie par le médecin du travail concerne la dernière semaine travaillée, ce qui sous-évalue le nombre de salariés dont les expositions sont liées à des activités ponctuelles ou irrégulières. De plus, la liste des cancérogènes étudiés n’est pas exhaustive ; en 2016, le Circ a classé près de 200 cancérogènes avérés ou probables (dans et hors milieu professionnel) 6, alors que les indicateurs ont été définis ici à partir de 26 nuisances.

Risque de surestimation

Le nombre de salariés exposés peut être surestimé dans la mesure où certaines classes d’agents cancérogènes sont trop larges. Par exemple, les amines aromatiques ne sont pas toutes cancérogènes. De même, les huiles minérales entières actuellement utilisées sont, en général, sévèrement raffinées et leur emploi n’implique pas toujours un vieillissement avec un enrichissement important en hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) cancérogènes. Les tâches impliquant la silice cristalline n’entraînent pas systématiquement une exposition à des poussières respirables (pathogènes).

Les informations sur les protections collectives et individuelles des salariés fournies dans le questionnaire n’ont pas été intégrées dans le calcul des indicateurs d’exposition, car elles ne permettent pas de déterminer si un salarié multi-exposé est protégé efficacement contre toutes les nuisances et par toutes les voies. Cela est d’autant plus vrai que les protections ne sont pas toujours efficaces (équipements non adaptés, défectueux). Des études sur l’exposition réelle des salariés ont montré une possible contamination de ces derniers, par exemple en mettant en évidence la présence de médicaments cytostatiques dans les urines d’un pourcentage élevé des personnels de santé exposés, malgré l’utilisation d’équipements de protection collective et/ou individuelle 12. Par ailleurs, les équipements de protection restent insuffisamment utilisés, comme l’indiquent les médecins du travail interrogés dans l’enquête Sumer. Pour ces raisons, l’indicateur a été calculé à partir de l’exposition (présence d'une nuisance cancérogène) au poste de travail déclarée par le médecin du travail, d’où une possible surestimation de l’exposition des salariés dans notre étude.

Forces et atouts de l’étude

Malgré ces limites, l’étude Sumer est la principale source actuelle d’information en France sur l’exposition professionnelle à des cancérogènes. Elle a l’avantage de porter sur un échantillon important de salariés (environ 48 000) représentatif de 90% de la population salariée française et de bénéficier de l’expertise du médecin du travail, qui remplit le questionnaire en présence du salarié. L’originalité du projet Multi-Expo est d’étudier l’exposition à un ensemble de nuisances ayant un effet sanitaire commun, ici le cancer. Il fournit des informations sur les salariés exposés à divers types de cancérogènes (chimiques ou non) et ceux ayant une multi-exposition 13. Il complète ainsi la publication de la Dares 14 qui s’intéressait uniquement aux cancérogènes chimiques. De plus, ce travail fournit l’information sur la multi-exposition chez les hommes et les femmes, pour des secteurs d’activité et des familles professionnelles détaillés.

Principalement des hommes exposés

L’étude montre que plus des trois quarts des salariés exposés ou multi-exposés aux cancérogènes étaient des hommes, que les cancérogènes concernés étaient principalement des agents chimiques et qu’un tiers des expositions à des cancérogènes chimiques étaient des poly-expositions, ce qui souligne la nécessité d’actions de prévention. Rappelons qu’en France, en matière de prévention du risque cancérogène en milieu professionnel, la stratégie de protection des travailleurs est fondée, en premier lieu, sur l’obligation de substitution (article L. 4121-2 du Code du travail). En cas d’impossibilité technique, les expositions aux agents cancérogènes doivent être réduites le plus possible par la mise en œuvre de protections adaptées en privilégiant les protections collectives.

Spécificité des emplois exposés chez les hommes et les femmes

Dans l’étude Sumer, on constate une forte hétérogénéité des expositions professionnelles selon le sexe, du fait des spécificités des emplois occupés par les hommes et par les femmes. Cet élément doit donc être pris en compte pour cibler et prioriser les actions de prévention.

Hommes : BTP, réparation, transport, travail des métaux

Les hommes exposés avaient des activités professionnelles très masculines – dans les secteurs de la construction, de la maintenance, de la réparation automobile, du transport et de l’entreposage, et de la métallurgie – et étaient principalement des ouvriers ; ce dernier point illustre l’inégalité socioprofessionnelle de l’exposition, comme déjà souligné par le Haut Conseil de la santé publique. Dans ces secteurs d’activité, les quatre cancérogènes chimiques les plus fréquents étaient les mêmes que pour l’ensemble de la population de salariés, (émissions de moteurs diesel, huiles minérales entières, poussières de bois et silice cristalline), avec des expositions principalement respiratoires et cutanées.

Le BTP et le travail des métaux sont des activités particulièrement exposantes, notamment à la silice, aux poussières de bois, aux émissions de moteurs diesel et à de multiples métaux cancérogènes. Dans cette étude, la réparation automobile était l’activité professionnelle où exposition et multi-exposition à des agents cancérogènes étaient les plus fréquentes. Ceci peut s’expliquer par le caractère actuellement quasi-incontournable de certaines nuisances dans ces professions (huiles de moteur, carburants, gaz d’échappement et, en particulier, émissions de moteurs diesel, FCR…), même si certaines améliorations en termes de prévention sont possibles 15.

Femmes : santé, coiffure, industries de process

Les femmes sont moins souvent exposées que les hommes à des cancérogènes. Cependant, pendant la grossesse et l’allaitement, leur exposition concerne aussi celle de l’enfant à naître ou du nourrisson. En 2009-2010, un peu moins de 400 000 femmes en âge de procréer étaient exposées à un cancérogène. On retrouve des emplois très féminins, où une forte proportion de femmes est exposée à des nuisances cancérogènes, principalement dans les métiers de la santé (infirmières, sages-femmes, aides-soignantes et autres professions paramédicales), de la coiffure et de l’esthétique et chez le personnel des industries de process.

Les infirmières et les sages-femmes étaient les professionnelles les plus fréquemment exposées à au moins une nuisance cancérogène (chimique ou non), notamment en raison du travail de nuit et des rayonnements ionisants, moins présents dans d’autres professions ; cependant, le cumul d’expositions était peu fréquent. La prévention des risques cancérogènes dans ces professions doit s’attacher à une meilleure sécurisation des manipulations, car la substitution n’est pas toujours envisageable (exemple : les médicaments anticancéreux). D’autre part, le travail de nuit, autre nuisance cancérogène difficile à supprimer, doit être géré le mieux possible, notamment en suivant les recommandations professionnelles émises par la Société française de médecine du travail (par exemple sur la fréquence et la régularité des rotations jour/nuit) 16.

Conclusion

Ces résultats complètent la connaissance de l’exposition et de la multi-exposition des salariés aux cancérogènes, lesquelles s’avèrent relativement fréquentes. Ils mettent en exergue certains secteurs d’activités et familles professionnelles où existent des proportions élevées de personnes exposées, très différenciées chez les hommes et les femmes, et donc prioritaires pour y poursuivre et renforcer la prévention (réparation automobile, travail des métaux, BTP, personnel de santé, industrie de process, maintenance, coiffure, esthétique).

Remerciements

Nos remerciements vont tout particulièrement aux participants et aux organisateurs de l’étude Sumer 2009-2010 de la Dares et de la Direction générale du travail – Inspection médicale du travail (DGT), à Mounia El Yamani pour la relecture de l’article et au Centre Maurice Halbwachs (CMH) qui a permis la diffusion des données Surveillance médicale des risques professionnels (Sumer) – 2010 – [fichier électronique], Dares [producteur], CMH [diffuseur].

Références

1 Bahu M, Coutrot T. Santé et itinéraire professionnel : les apports de l’enquête SIP. Conditions de travail pénibles au cours de la vie professionnelle, emploi et état de santé après 50 ans. Paris : Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques ; 2012. 21 p. http://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Conditions_de_travail_penibles_au_cours_de_la_vie_professionnelle_emploi_et_etat_
de_sante_apres_50_ans.pdf
2 Ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social. Plan santé au travail 2016-2020. 2015. 72 p. http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/pst3.pdf
3 Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques. L’Enquête surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer) 2010 – Présentation détaillée. Paris : Dares ; 2010. 3 p. http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Presentation_detaillee_de_Sumer_2010.pdf
4 Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques. Redressement des données de l’enquête Sumer 2010. Paris : Dares ; 2011. 35 p. http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Methodologie_de_redressement_des_donnees_Sumer_2010.pdf
5 Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques. Questionnaire Sumer 2009-2010. Paris: Dares; 2009. 20 p. http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Questionnaire_Sumer_2010.pdf
6 Centre international de recherche sur le cancer. Monographies du CIRC sur l’évaluation des risques de cancérogénicité pour l’Homme. [Internet]. Lyon: Circ; 2017. Volumes 1-118. http://monographs.iarc.fr/FR/Classification/latest_classif.php
7 Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. Fiches des substances CMR selon la classification européenne CLP. [Internet]. Maisons-Alfort : Anses ; 2010. http://www.substitution-cmr.fr/index.php?id=fiches_cmr
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9 Vinck L. Les risques professionnels par secteurs d’activité – Enquête Sumer 2010. Synthèse. Stat. n° 6. Paris : Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques ; 2014. 147 p. http://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Synthese_Stat_no_6_-_Risques_professionnels_par_secteur.pdf
10 European Agency for Safety and Health at Work. Exposure to carcinogens and work-related cancer: A review of assessment methods. European Risk Observatory Report. Bilbao: EASHW; 2014. 162 p. https://osha.europa.eu/fr/tools-and-publications/publications/reports/report-soar-work-related-cancer
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16 Haute Autorité de santé. Label de la HAS – Surveillance médico-professionnelle des travailleurs postés et/ou de nuit. [Internet]. https://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1255984/fr/label-de-la-has-surveillance-medico-professionnelle-des-travailleurs-postes-et/ou-de-nuit

Citer cet article

Fréry N, Moisan F, Schwaab Y, Garnier R. Exposition des salariés à de multiples nuisances cancérogènes en 2010. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(13):242-9. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/13/2017_13_2.html