Concilier « Zéro alcool pendant la grossesse » et alcoolisation ponctuelle importante des premières semaines. Une enquête qualitative sur des forums de discussion

// Balancing ’Zero alcohol’ during pregnancy and ’binge drinking’ in the first weeks. A qualitative survey on Internet chat groups

Stéphanie Toutain (stephanie.toutain@parisdescartes.fr)
Université Paris Descartes – Cermes 3, Paris, France
Soumis le 11.01.2017 // Date of submission: 01.11.2017
Mots-clés : Alcool | Alcoolisme fœtal | Alcoolisation ponctuelle importante | Grossesse | Représentations sociales
Keywords: Alcohol | Fetal alcohol | Binge drinking | Pregnancy | Social representation

Résumé // Abstract

Introduction –

The incidence of massive alcoholiation among young women leads to a reconfiguration of risks during pregnancy. Nine years after the legal apposition of a pictogram on alcohol bottles and several prevention campaigns, it was therefore important to review a possible evolution of knowledge and opinions of pregnant women.

Methods –

A qualitative approach based on discussions with 40 pregnant women exchanging on seven Internet chat groups between February 2014 and July 2015.

Results –

These women’s knowledge on alcohol consumption during pregnancy as a major risk improved significantly compared to similar surveys conducted in 2008 and 2010. Their major concern focuses on experiences of heavy drinking episodes while unaware of their pregnancy. We can observe a hand-over in recent years among these women, from mothers to gynecologists, as a confident information source. This trend should be related to the emergence of new consumption practices in young women.

Conclusion –

In the absence of prevention campaigns on the possible consequences of binge drinking on the newborn at the beginning of pregnancy, women negotiate the risk based on their knowledge, beliefs, and perceived standards.

Introduction

Les nouvelles pratiques de consommation d’alcool, marquées par le développement de l’alcoolisation ponctuelle importante (API) chez les jeunes femmes, induisent une reconfiguration des risques dans le cadre des grossesses. En effet, si la consommation quotidienne d’alcool est restée stable, entre 2010 et 2014 chez les femmes âgées de 25 à 34 ans, les prévalences d’épisodes d’API ont évolué à la hausse : les API mensuelles mesurées par le Baromètre santé concernaient 28% des étudiantes en 2014 contre 19% en 2010 et 11% en 2005 1. Ce constat corrobore les résultats de l’Enquête nationale périnatale de 2010, qui montraient qu’en dépit du message de prévention contre les dangers de la consommation d’alcool pendant la grossesse, 23% des femmes concernées avaient continué à en boire pendant leur grossesse 2. Parmi celles ayant consommé de l’alcool, 2% ont rapporté une consommation de trois verres ou plus lors d’une même occasion 2. Si les femmes enceintes diminuent bien, pour la plupart, leur consommation régulière d’alcool dès le premier trimestre 3, une partie d’entre elles maintient des consommations sous forme d’API 4. Cette dernière (définie comme la prise de cinq ou six verres ou plus en une occasion) concerne entre 0,4% et 7,2% des femmes enceintes selon les sources 5. Pourtant, selon le Baromètre santé 2015, 86% des Français disent savoir qu’une seule ivresse est dangereuse pour l’enfant à naître 6. Pour tenter d’explorer ce paradoxe, il importait de faire un nouveau point sur l’état des connaissances et des opinions des femmes enceintes afin de comprendre comment elles se représentent actuellement – neuf ans après l’apposition d’un pictogramme sur les bouteilles de boissons alcoolisées et huit ans après la dernière campagne nationale de communication (notons que la campagne de septembre 2016 est postérieure à cette étude) – les risques de consommation d’alcool pendant la grossesse et, plus particulièrement, ceux associés à l’API, et comment leurs représentations et connaissances ont évolué depuis les deux dernières enquêtes menées sur les forums de discussions mobilisant une méthodologie analogue 7,8.

Méthode

Le recours à une approche qualitative était particulièrement approprié pour explorer les représentations des femmes enceintes. Le choix a été fait de recueillir et d’analyser le contenu des discussions de femmes enceintes révélant avoir consommé de l’alcool au cours de leur grossesse, entre février 2014 et juillet 2015, sur des forums de discussions Internet. Il s’agissait de forums dans lesquels elles s’exprimaient sur le thème de la « Grossesse » dans des rubriques aussi variées que « Santé et alcool », « Grossesse et alcool » « Arrêter l’alcool », etc. Sept forums de discussions ont été consultés au cours du premier semestre 2016 : deux forums d’échanges généralistes (aufeminin.com et journaldesfemmes.com) ; deux forums d’échanges médicaux (Atoute.org et doctissimo.fr) ; deux forums concernant les enfants et la famille (mamanpourlavie.com et infobebe.com) ; et un forum de prévention (alcool-info-service.fr). Les paroles expertes, en réponse aux énoncés des femmes enceintes, n’ont pas été prises en compte dans la mesure où seul le site alcool-info-service.fr le proposait. L’utilisation de pseudonymes, sans table de correspondance permettant de revenir vers l’identité des personnes, et leur remplacement par un prénom pour le traitement et l’analyse, placent cette recherche dans le cadre de l’anonymat au sens strict.

Le corpus comprenait les messages issus de l’ensemble des internautes ayant consulté les forums cités précédemment et répondant au critère d’avoir consommé de l’alcool au cours de la grossesse entre février 2014 et juillet 2015, soit durant près d’un an et demi. Au total, 40 femmes ont été incluses dans cette étude qualitative dont le corpus comporte 210 messages, soit une moyenne d’un peu plus de cinq messages par internaute (σ=2, min=2 ; max=8). Tous les messages d’une même internaute répondant au critère d’avoir consommé de l’alcool au cours de la grossesse ont été intégrés au corpus. Ces internautes étaient désignées par un pseudonyme et il n’y avait aucune précision sur leurs caractéristiques sociodémographiques. Une minorité de femmes ont tout de même dévoilé spontanément, au cours des discussions, leur âge, le nombre et l’âge de leur(s) enfant(s), le stade de leur grossesse ou encore leur profession. Ce corpus a été analysé à l’aide du logiciel NVivo (1), spécialement dédié au traitement de données qualitatives.

Les extraits des discussions rapportées dans cet article ont été restitués tels quels, avec leurs défauts d’écriture, afin de rendre compte du niveau d’expression de ces femmes.

Résultats

L’analyse a fait émerger plusieurs grands thèmes rassembleurs, déclinés ci-après.

Des cuites avant de se savoir enceinte

La préoccupation dominante de ces internautes porte sur le vécu d’API – thématique la plus abordée, représentant près de 40% du contenu des discussions – avant de se savoir enceinte, alors même qu’elles avaient un projet de grossesse : « Ben, j’ai pris une cuite au nouvel an sans savoir que j’étais enceinte !!! » (Caro, 2015). À partir de leur connaissance des risques pour l’enfant à naître, les femmes ayant un projet de grossesse cherchent malgré tout à trouver le juste équilibre, à savoir minimiser les risques tout en maximisant leur bien-être : « Je suis également en essai bébé et je ne fais pas particulièrement attention à ma consommation d’alcool et de tabac jusqu’à 1 semaine environ après ovulation, passé cette date, je diminue jusqu’à la date des règles » (Manon, 2015). Cette gestion des consommations d’alcool s’apparente à la méthode naturelle de régulation des naissances, dite méthode Ogino.

La découverte de la grossesse constitue à elle seule, pour nombre d’entre elles, une motivation suffisante pour cesser toute consommation : « Dès que j’ai su, je n’ai pas repris une seule goutte » (Léa, 2015). Néanmoins, ces femmes légitiment leurs API par la découverte tardive de leur grossesse « j’étais déjà à 3 mois et 15 jrs » (Véro, 2014), découverte tardive justifiée par des « règles assez instables, des cycles irréguliers » (Charline, 2014).

Ces internautes considèrent que ces API sont assez répandues chez les femmes ayant, comme elles, un projet de grossesse : « mais oui t’inquiète pas pi tu vois on est beaucoup a avoir fait la fête le premier mois de grossesse sans savoir que l’on était enceinte… » (Agnès, 2014).

Toutefois, la majorité de ces internautes (80%, N=32/40) culpabilisent d’avoir consommé de l’alcool alors qu’elles avaient un projet de grossesse : « j’ai fait 4 ou 5 soirées vraiment arrosées (une dizaine de verres de whisky coca par soirée) évidement je ne savais pas encore l’existence de ce bébé mais aujourd’hui je m’en veux atrocement » (Victoire, 2014). En concordance avec leur propre intérêt (plaisir ou bien être), les autres considèrent qu’elles n’ont pris aucun risque parce qu’il « faut continuer à vivre… qu’on ne peut pas se priver tant qu’on est pas sûre » (Charlotte, 2015) et que, « plus on est détendu, plus ça fonctionne… ». En conséquence, il « n’y a aucune raison de flipper » (Anna, 2014) parce que « ce serait vraiment une mauvaise coïncidence en cas de prise massive très ponctuelle » (Audrey, 2015). L’absence de prise de risque évoquée pour cette minorité de femmes s’explique probablement d’une part, par leur méconnaissance du processus d’implantation de l’embryon dans la muqueuse utérine : « Le fœtus est “autonome” il n’est pas accroché à toi et donc, pas non plus à tes excès !!! » (Nanou, 2015) et parce que, selon elles, le « 0 alcool est théorique » (Lola, 2015). D’autre part, par ignorance du fait que la consommation d’alcool est nocive, quel que soit le stade de la grossesse : « C’est juste au quatrième mois qu’il faut vraiment limiter l’alcool car les échanges se font plus intensément avec le placenta » (Océane, 2014).

Pour apaiser leurs inquiétudes et angoisses, les femmes ayant connu une ou des API avant de se savoir enceinte disent en avoir discuté avec leur gynécologue (deuxième thématique, abordée dans 35% des discussions).

Les femmes ayant connu au moins une alcoolisation ponctuelle importante entre la conception de leur enfant et la découverte de leur grossesse semblent désormais davantage faire confiance à leur gynécologue comme source d’information

Les gynécologues sont maintenant très présents dans le discours de ces internautes : « je suis allée sur plein de sites, forums etc. et on trouve un peu de tout en effet... Je vais m’en tenir à ce que m’a dit la gyneco » (Lulu, 2015). Les gynécologues apparaissent comme des personnes de confiance pour ces femmes ayant connu une API, en raison de leur compétence et de leurs propos rassurants : « Lors de mon premier rdv avec la gynécologue, trop inquiète et malgré la honte, je lui ai avoué les faits (en larmes) et elle est restée plutôt stoïque, me disant d’arrêter de m’inquiéter… » (Aude, 2014). La majorité des gynécologues évitent le discours alarmiste et semblent tolérer des écarts à la norme « Zéro alcool pendant la grossesse », ce qui rassure les femmes enceintes et les amène à se confier davantage : « J’en avais parlé avec ma gygy qui m’avait dit un binge avant de se savoir enceinte ce n’est rien! » (Laura, 2015). Selon les internautes, la tolérance de leur gynécologue à l’égard des pratiques d’API s’expliquerait par le fait que : « durant le premier mois, il n’y a pas d’échanges entre la mère et l’embryon » (Julia, 2014). Une seule femme rapporte un positionnement extrême de sa gynécologue : « J’ai 19 ans,… elle m’a dit que la jeunesse d’aujourd’hui c’est inadmissible, qu’elle ne comprenait pas pourquoi boire à “s’en rendre malade…” m’a finalement dit que je ferai mieux d’avorter, qu’elle a vu des enfants naître de mères alcoolique et que c’était désastreux » (Céline, 2014).

Quant aux femmes considérant n’avoir pris aucun risque, elles préfèrent l’exemple familial à la théorie médicale pour démontrer les non-conséquences de la consommation d’alcool pendant la grossesse (troisième thème le plus abordé).

Non-conséquences de la consommation d’alcool pendant la grossesse : le savoir populaire aux dépens des connaissances théoriques actuelles

La minorité de femmes considérant n’avoir pris aucun risque s’appuient toujours, comme pour les deux enquêtes précédentes, sur l’expérience familiale pour justifier leurs pratiques : « La sœur de ma belle sur a consommé de l’alcool les 4 premiers mois de sa grossesse (dont plusieurs grosses cuites) et elle a accouché d’une petite fille en parfaite santé. Encore une fois elle ne savait pas qu’elle était enceinte ». (Maelle, 2014). Ou bien celle de leur propre mère : « Et tu sais, à l’époque de nos parents, on découvrait tout juste les conséquences de l’alcool étant enceinte. Ma mère m’a avoué que pour nous elle savait pas, elle a continué de boire (avec modération bien sûr et pas se mettre des cuites !!) et on est tous les 4 parfaitement normaux ! » (Marion, 2014). Ces non-conséquences sont confirmées par celles d’autres internautes qui constatent, elles aussi, l’absence de « malformations », terme revenant très fréquemment, et ce en dépit de leur cuite de début de grossesse : « Aujourd’hui je suis dans mon 8e mois de grossesse et tout va bien aucune malformation ! » (Erika, 2014).

Quelques écarts pendant la grossesse

Une fois la grossesse révélée, quelques internautes (environ un tiers) évoquent quelques écarts à la recommandation « Zéro alcool ». Les unes disent avoir consommé des panachés pour se faire plaisir et surtout éviter des frustrations. D’autres mettent l’accent sur la qualité de l’alcool consommé, du vin ou du champagne et, pour justifier le choix qu’elles font, elles avancent de potentiels effets bénéfiques pour l’enfant à naître : « Une personne contrainte de devenir abstinente peut se retrouver stresser...ce stress se communique à l’enfant. Tandis que la femme qui s’accorde un verre de temps à autre, sans abuser non-plus, se retrouvera moins stressé. » (Rosa, 2014) ou bien pour la mère « quelques verres de vins, c’est bon pour la circulation » (Fleur, 2015).

Des connaissances meilleures sur les conséquences de la consommation d’alcool pendant la grossesse, mais encore perfectibles

Le message de prévention « Zéro Alcool pendant la grossesse », ainsi que les conséquences potentielles d’une consommation d’alcool pendant la grossesse sur l’enfant à naître, sont bien connus de ces femmes enceintes : « on interdit l’alcool aux femmes enceinte parce qu’on n’a aucune donnée sur la quantité acceptable pour qu’il n’y ait aucun risque » (Gabi, 2014).

Le risque majeur évoqué par ces internautes est le syndrome d’alcoolisation fœtale : « Tu risques “juste” le SAF » (Iris, 2014). La majorité d’entre elles sont capables de nommer plusieurs caractéristiques du syndrome : « comme des troubles comportementaux ou developpementaux » (Christelle, 2015) ; « un QI inférieure a 70, c’est-à-dire de grave problème mentaux… de malformation très grave du cœur, des poumons, du cerveau… de dysmorphie crânio-faciale » (Melanie, 2014). Et elles évoquent même de possibles conséquences à long terme non détectables dès la naissance : « attends que ton enfant ait 2 ans pour être sûre qu’il n’a pas de séquelles » (Mirabello, 2015). Une thématique, nouvellement abordée dans cette enquête à plusieurs reprises concerne les risques de dépendance à l’âge adulte : ces femmes enceintes évoquent, en effet, le risque plus élevé pour ces enfants à naître de développer une dépendance à l’alcool à l’âge adulte : « Le problème en plus des malformations qu’induit la prise d’alcool pendant la grossesse… une proportion à l’alcoolisme pour les enfants ayant eu une maman qui prenait de l’alcool pdt la grossesse » (Marinette, 2014).

En résumé, les effets délétères sur le nouveau-né de la consommation d’alcool pendant la grossesse sont mieux connus, par rapport aux enquêtes précédentes de même nature, par les 40 femmes enceintes s’exprimant sur ces forums, à l’exception d’une minorité s’appuyant sur le savoir populaire. La préoccupation majeure des internautes porte désormais sur les conséquences pour l’enfant à naître des épisodes d’API avant de se savoir enceinte. Pour apaiser leurs inquiétudes face à leurs nouvelles pratiques de consommation, les femmes se tournent davantage vers leurs gynécologues que vers leur mère. Une nouvelle thématique apparaît dans les discussions sur les conséquences portant sur les risques accrus de dépendance à l’âge adulte de ces enfants exposés in utero.

Discussion

Les discussions sur les forums présentent l’avantage d’assurer un minimum d’anonymat des échanges par l’utilisation de pseudonymes et donc une certaine confidentialité dans les données recueillies. Elles évitent l’inconvénient des prises de position conventionnelles face à un enquêteur dans le sens où elles permettent de récupérer des paroles échangées dans un contexte ouvert. Ce qui n’empêche pas la possibilité d’erreur, de dissimulation ou de mensonges dans le contenu des verbatim.

En outre, cette approche ne vise absolument pas la représentativité statistique puisqu’elle porte sur un nombre de femmes très limité, exclut les femmes inhibées par leurs difficultés d’expression écrite et sous-estime probablement les femmes issues des milieux défavorisés. Ajoutons que les forums sont concurrencés depuis quelques années par un autre outil de communication, les espaces privés de discussion comme Facebook. Cela implique que les points de vue échangés entre ces femmes peuvent seulement être considérés comme un indicateur de tendance, sans être généralisables à l’ensemble des femmes en âge de procréer, et ce au regard du faible nombre de femmes incluses (40 internautes), de la période d’observation (un an et cinq mois) et du biais de recrutement que représente un forum. La consultation de forums supplémentaires par rapport aux enquêtes similaires menées en 2008 et 2010 7,8 s’explique par la moindre récurrence de ce thème sur les forums Internet. Celle-ci peut être interprétée par la mise à distance de ce risque par les femmes enceintes 6 et/ou par la concurrence des espaces de discussion privée comme Facebook.

L’analyse des verbatim confirme le développement de nouvelles pratiques en matière de consommation d’alcool des femmes en âge de procréer, regroupées sous le terme français d’alcoolisations ponctuelles importantes 1, thématique absente des deux enquêtes précédentes menées à partir de forums 7,8. Initiée dans les pays d’Europe du Nord au tournant des années 2000, la pratique de l’API s’est étendue peu à peu aux pays d’Europe de l’Ouest et du Sud où les comportements des femmes étaient demeurés jusque-là plus traditionnels 9,10. Et cela fournit probablement la raison pour laquelle, en France, ces API concernent surtout les femmes les plus éduquées vivant en milieu urbain. Cette hypothèse est soutenue par une étude récente mettant en exergue un risque accru d’API pour les femmes les plus âgées, de niveau universitaire, n’ayant pas programmé leur grossesse et fumeuses 10. Avec le développement de telles pratiques, certaines femmes prennent donc des risques pour leur futur enfant. Même s’ils sont beaucoup plus controversés que ceux liés à un usage quotidien d’alcool 9,10, il n’en demeure pas moins que leur répétition est démontrée comme délétère pour l’enfant à naître, et ce à tous les stades de la grossesse 11. Bien qu’une large majorité des Français (86%) s’accorde sur le danger de l’ivresse – même unique – pendant la grossesse 6, l’analyse du contenu des forums de discussions montre que la pratique de l’API – avec l’arrivée à l’âge de la maternité des générations concernées par ces nouvelles pratiques – s’est poursuivie en dépit du projet de grossesse. Elle n’a réellement cessé qu’au moment de la découverte et de l’annonce de la grossesse. Ce constat est compatible avec les résultats du Baromètre santé 2015 6 selon lesquels les femmes sont plus nombreuses que les hommes à estimer que la consommation d’alcool comporte des risques pour l’enfant à naître et ce, dès le premier verre, mais que ces opinions sont en recul par rapport à 2007. Or, il s’avère que les politiques publiques françaises ont peu pris en compte la prévention de ce risque d’API dans le cadre des grossesses, contrairement à la Finlande où les campagnes de prévention le visent spécifiquement 10,12. Ce risque est pourtant bien réel, mais les pouvoirs publics préfèrent insister sur l’usage quotidien d’alcool, beaucoup plus rare dans les générations de femmes arrivant actuellement à l’âge de la maternité 10. Cette période entre la conception et la découverte de la grossesse semble constituée en quelque sorte une « zone grise » où les femmes trouvent des solutions par elles-mêmes, la gestion des consommations d’alcool en fonction du cycle menstruel en étant une.

L’analyse du contenu de ces forums de discussions, comme le Baromètre santé 2015, montre que le message de prévention « Zéro alcool pendant la grossesse » est actuellement bien connu des femmes enceintes et constitue un savoir partagé. Si, pour la plupart d’entre elles, l’arrêt de toute consommation d’alcool constitue une « évidence » dès qu’elles se savent enceintes 4, une minorité – près d’un tiers 6 – s’accorde toujours au cours de la grossesse quelques entorses à cette norme de prévention pour « se faire plaisir » et « ne pas s’empêcher de vivre », pointant souvent du doigt l’hygiénisme de la société française actuelle, et ce en dépit de meilleures connaissances des risques encourus 7,8. Ces « négociatrices du risque », déjà mères pour la plupart d’entre elles, continuent à consommer de l’alcool mais différemment, à savoir occasionnellement et en « petite quantité », avec l’accord de leur gynécologue, et avec des alcools jugés « inoffensifs » comme du panaché par exemple, voire désignés comme « bénéfiques » pour le développement de l’enfant à naître, car évitant à la mère d’être stressée. Généralement, ces femmes qui s’accordent quelques écarts s’appuient d’abord sur le discours de leur gynécologue, qui leur délivre davantage « un message de modération, et non d’abstinence » 5, discours légitimé ensuite par leur propre expérience familiale 6,8. Le réseau familial – et plus particulièrement la mère – demeure une source d’information crédible, confirmant les résultats des deux précédentes enquêtes sur les forums. La référence constante à la mère comme source d’information de référence constitue toujours un des facteurs explicatifs de ces quelques entorses faites à la norme de prévention « Zéro alcool ». Au regard de leurs propres expériences, les messages de prévention semblent mis à distance par ces mères, interprétés comme un excès de précaution, ce qui est confirmé par des résultats d’une étude récente selon laquelle, parmi les personnes âgées de 50 ans et plus, « 40% pensent encore qu’il est conseillé de boire un petit verre de vin de temps en temps pendant la grossesse » 6.

Si les résultats du Baromètre santé 2015 montrent que l’entourage familial demeure la première source d’information sur les précautions à prendre pendant la grossesse (49%), devant les médias (42%) et les professionnels de santé (27%) 6, ces résultats méritent d’être nuancés pour les femmes ayant connu au moins une API avant de se savoir enceinte. Un passage de relais de la mère au gynécologue semble en effet s’être opéré pour ces femmes au cours de ces dernières années. Le discours médical prend davantage de poids que le savoir populaire : les internautes osent maintenant « dire », en « parler » avec leur gynécologue. Si la question de l’alcool est certes toujours abordée à l’initiative des femmes enceintes lors des consultations gynécologiques, comme dans les deux précédentes enquêtes 7,8, elle ne constitue plus un tabou, un « problème », même si elle demeure souvent discutée avec le médecin de manière assez succincte, comme le confirme une étude récente 4. Le gynécologue, cherchant à déculpabiliser les femmes enceintes, évite les discours alarmistes et délivre un message rassurant ayant pour objectif majeur la modération plutôt que l’abstinence 5. Ce discours rassurant est diffusé surtout au début de la grossesse, quand les femmes évoquent leur API avant de se savoir enceintes. En conséquence, il apparaît qu’elles préfèrent discuter de ces épisodes de cuite, contraires au « bien-boire » ou « savoir boire » transmis familialement 13, avec leur gynécologue dans un premier temps, plutôt qu’avec leur mère. En effet, ces femmes craignent peut-être que ces épisodes d’API, en contradiction avec les normes familiales, voire maternelles transmises, soient associés à une forme de déviance 14 et donnent l’image d’une future mauvaise mère. Ce qui pourrait expliquer leur choix, par peur de jugement ou de stigmatisation une fois devenue mère, de se confier d’abord à leur gynécologue. Ceci nuance les résultats des études précédentes 6,7,8, qui ne prenaient pas en compte, parmi les femmes en âge de procréer, celles dont les générations ont été concernées par le développement des API au féminin.

Globalement, les connaissances de ces femmes concernant le risque majeur encouru en cas de consommation d’alcool pendant la grossesse semblent s’être nettement améliorées en comparaison des études antérieures sur les forums 7,8. Toutefois, si les connaissances des risques encourus les plus sévères pour l’enfant à naître – comme les malformations, le retard de développement, les handicaps mentaux – sont indéniablement meilleures 10, il n’en demeure pas moins que les connaissances des risques relatifs à l’alcoolisation ponctuelle au début de la grossesse sont très imparfaites, malgré de nombreuses études épidémio-cliniques qui en montrent l’effet potentiellement plus délétère à dose cumulée égale aux consommations régulières 15. Ceci s’explique peut-être par le fait que les risques les plus sévères, s’appuyant sur des savoirs scientifiques largement partagés par les profanes 16, frappent davantage l’opinion publique, tandis que les risques associés à l’API en début de grossesse sont moins connus du grand public en raison des données de littérature plus éparses et de résultats divergents 17,18.

Conclusion

Au regard du développement de nouvelles pratiques en matière de consommation d’alcool des générations de femmes arrivant à l’âge de la maternité, regroupées sous le terme français d’API, il semblerait judicieux que les politiques publiques françaises, et notamment les campagnes de prévention, visent plus particulièrement ce risque spécifique dans le cadre des grossesses, comme c’est le cas en Finlande. De telles campagnes permettraient aussi de cibler les femmes les plus éduquées ayant mis à distance ce risque dès la mise en place du logo sur les bouteilles de boissons alcoolisées. À défaut de campagne de prévention sur les conséquences possibles de l’API en début de grossesse sur l’enfant à naître, les internautes négocient le risque à partir de leurs savoirs, leurs croyances et des normes perçues.

Ces campagnes de prévention, ciblant le risque encourus par les femmes ayant un projet de grossesse en cas d’API, pourraient être utilement complétées d’un vaste plan d’information et de formation auprès de tous les professionnels de santé spécialistes et de premier recours en contact avec les femmes en âge de procréer, à savoir sages-femmes, gynécologues, médecins généralistes et pharmaciens notamment, afin qu’ils diffusent un discours homogène aux femmes enceintes, évitant ainsi les écueils des expériences passées lors de la mise en place du logo. Des campagnes répétées d’information dans les médias, et plus particulièrement à la télévision dans des émissions à destination des femmes âgées de 50 ans et plus, mériteraient aussi d’être mises en œuvre au regard du rôle crucial joué par les mères. Enfin, les dangers de l’alcool au cours de la grossesse devraient figurer dans les programmes scolaires, évitant ainsi la transmission de connaissances erronées de génération en génération.

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Citer cet article

Toutain S. Concilier « Zéro alcool pendant la grossesse » et alcoolisation ponctuelle importante des premières semaines. Une enquête qualitative sur des forums de discussion. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(11):207-12. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/11/2017_11_2.html